« Parle peu, observe beaucoup »

« Parle peu, observe beaucoup ». Je garderai longtemps en mémoire ce conseil donné par un frère missionnaire de la charité quelques jours avant mon départ en volontariat. Parler peu, se taire, quel drôle de conseil pour un jeune qui a le désir de se donner. Et pourtant cette invitation a façonné, discrètement mais assurément, cette belle période de ma vie.

Avant de partir « ici » (proposition de volontariat local partirici), je nourrissais le désir d’un temps de bénévolat en France mais je ne souhaitais pas en avoir les commandes. J’avais l’intuition que ce temps ne serait vraiment « donné » que s’il n’était pas le produit de ma seule volonté propre. Je sentais que je pouvais le confier au Seigneur et me laisser guider. C’est pour cela que je me suis tourné vers les Religieuses du Sacré Cœur de Jésus dont le projet « Partir ici » résonnait beaucoup avec mes aspirations. En m’adressant ainsi à la communauté, je ne choisissais pas où je serais envoyé, ni vers qui. Intérieurement, je m’étais engagé à suivre la première proposition que les sœurs me soumettraient. Aujourd’hui, je peux le dire : elles ont vu juste !

Je suis donc parti fin janvier, après avoir démissionné de mon travail et rendu les clés de mon appartement. Rien ne devait me retenir à Paris, sans quoi je n’aurai pu être totalement présent dans mon service.

Dans le train, cette interpellation « parle peu, observe beaucoup » me revenait. L’invitation à « parler peu » m’a parue évidente : mesurer ma parole, apprendre quand se taire et faire silence permets de mieux écouter, découvrir et accueillir. Bénévole, je ne pars pas pour changer le monde, ni pour me faire une place dans une association dont le projet me dépasse. Je pars recevoir la place que l’on me donnera et y servir. Pour cela, je peux me taire afin de me laisser infuser par la vocation, l’esprit et l’histoire de cette association.

« Alors une fois sur place j’ai pu « observer » « 

Alors une fois sur place j’ai pu « observer ». J’ai d’abord observé le lieu, le cœur de la Bretagne. Archétype du citadin, la vie à la campagne a été un premier dépaysement. J’y ai découvert la langue bretonne, le vrai beurre, la vie en extérieur, la météo bretonne (dont la bienveillance est trop méconnue), la simplicité, la solidarité, la richesse de l’identité culturelle ancrée dans la diversité des histoires locales.

J’ai ensuite observé l’association qui me recevait. « Lieu de prière et d’accueil », elle se conçoit comme une grande famille qui accueille toute personne qui le désire. Les Hommes et les Femmes qui font ce lieu viennent de tous horizons : addictions à l’alcool ou aux médicaments, toxicomanie, troubles psychiques, etc. Chacun peut, ici, relire et se réconcilier avec son histoire personnelle à la lumière de l’Amour de Dieu et ainsi panser ses plaies et retrouver un chemin de vie. 

Le projet de l’association se construit sur l’alliance de la vie fraternelle, de la vie de travail et de la vie de prière. Les journées sont rythmées par des activités variées mais toujours manuelles, qu’elles soient artistiques – ateliers mosaïque, cuir, chapelet, poterie -, gustatives – confitures, cuisine, fabrication du pain -, ou plus laborieuses – maraichage, jardinage, travaux divers. Ici, on ne travaille pas pour être efficace ou rentable. On travaille pour retrouver confiance en soi et redécouvrir la richesse des dons que Dieu a mis en chacun de nous. Surtout, ces activités se déploient dans un cadre fraternel, celui d’une famille nombreuse où les discussions vont bon train. L’ordinaire du quotidien, qui nous conduit à partager le plus simplement du monde nos joies et nos peines, nos petites galères de tous les jours, façonne nos relations et les pétrit de confiance. Cuisiner pour quinze personnes, se retrouver tous à table, y discuter, plaisanter et taquiner, puis faire ensemble la vaisselle ou le ménage, est toujours source de joie. On ne s’ennuie pas !

« J’avais bien peu à apporter de concret à mes frères et qu’au contraire je recevais d’eux bien plus que je ne leur donnais »

Trouver ma place n’a pourtant pas été si évident, car assez vite j’ai réalisé que tout ce que je sais faire n’a que peu d’utilité concrète dans le quotidien proposé. Mes diplômes, mes compétences ou mes connaissances ne sont pas mobilisées dans le travail de chaque jour qui nécessite davantage d’esprit pratique et d’huile de coude – et c’est un euphémisme de dire que j’en manque ! J’ai compris qu’à cet égard, j’avais bien peu à apporter de concret à mes frères et qu’au contraire je recevais d’eux bien plus que je ne leur donnais. 

Cela m’a amené à réaliser que je n’étais pas appelé ici pour « faire » mais pour « être ». Ce changement de paradigme a été, pour moi, un dépouillement difficile à amorcer mais heureux à vivre. Il m’a fallu quitter ma logique de performance et d’efficacité pour y substituer celle de la disponibilité, celle de la simple présence, fraternelle, discrète et fidèle. J’ai été amené à croire que « me donner » ici c’était vivre chaque jour avec mes frères et laisser le Seigneur œuvrer au milieu de nous, chacun selon sa vocation propre.

Depuis 4 mois maintenant, les journées se succèdent et j’ai vécu des temps très forts quoique toujours très simples. Je ne suis pas près d’oublier ma première récolte de poireaux, le tournoi de pétanque le lundi de Pâques, la balade à cheval à l’abbaye de Timadeuc ou encore les promenades en sous-bois ou sur les crêtes de Lanniscat.

Chaque soir, me retrouvant seul, je réalise combien la journée écoulée est unique. Malgré un emploi du temps rigoureux et « réglé comme du papier à musique », aucune journée ne se ressemble : chacune est différente de celle qui la précède comme de celle qui la suit. Et puis, dans le temps long et dans la relecture des semaines écoulées, j’observe encore.

La succession de ces journées apparemment modestes, les discussions souvent anodines ou la simplicité d’activités sans éclats, sont une invitation à vivre dans le temps présent. Dans l’éternité de ces instants, on s’émancipe des fardeaux du passé, des blessures subies, du mal causé ou des attaches qui empêchent d’avancer. On ne se perd pas dans l’anticipation ou les inquiétudes d’un avenir non encore écrit. Il ne nous reste plus qu’à vivre, plus qu’à être. On découvre alors que ce n’est que lorsque l’on est pleinement à ce que l’on fait que l’on est, pleinement et indépendamment de ce que l’on fait.

« Pour chacun de nous, le temps de l’être est décidément le temps de Dieu. »

En ce qui me concerne, c’est dans ce temps, celui de l’être, que je comprends mieux ce conseil « parle peu, observe beaucoup ». Le silence des mots devient écoute du cœur et l’observation laisse place à la contemplation. Ici, au sein d’une famille, j’ai entendu le cri du monde et contemplé la réponse de Dieu. Je l’ai vu se rendre réellement présent auprès de ses enfants et demeurer près d’eux. J’ai découvert combien, face à la profondeur de nos pauvretés et de nos souffrances, Dieu nous propose l’infini de son Amour et de sa miséricorde.  Pour chacun d’entre nous, le temps de l’être est décidément le temps de Dieu. Une occasion unique de se laisser rejoindre par lui, de se recevoir de lui. C’est un long chemin. Celui de l’abandon, de la démaîtrise, de l’acceptation et du pardon.

Sans aucun doute, j’avais voulu partir en bénévolat afin de me donner dans le service des Autres. Je ne m’attendais à ce que Dieu, par les Autres, me donne autant. La force des liens qui se sont tissés et éprouvés sont le plus beau témoignage de la famille qui s’est constituée. Je la quitterai avec peine, mais dans l’espérance et l’assurance de la retrouver. Et avec, en tête, cette petite prière chantée à la fin de nos repas : « ah qu’il est doux pour des frères de demeurer ensemble, dans l’unité, la prière, par l’Esprit qui rassemble« .